Un si gentil collègue

Publié le par Stéphane

« Bonjour » dit elle, à peine l’encoignure de la porte passée.

« Bonjour », répondirent ils, en levant la tête, quittant ainsi des yeux leur travaux respectifs.

 

Stéphane jeta un rapide coup d’œil sur l’horloge de son ordinateur. 9h14. Il enregistra son document de travail, puis esquissa un léger sourire, que ses collègues prirent sans doute pour un signe de satisfaction. Celle d’être enfin au complet. Ils aimaient être tous ensemble, cela donnait à chacun plus de courage pour affronter des journées difficiles, ou les clients en demandaient toujours un peu plus.

 

Elle arrivait toujours entre 9h12 et 9h15.

Chaque matin.

Depuis plus de 3 ans qu’ils travaillaient ensemble, face à face, il ne l’avait jamais vu déroger à cette règle, à moins d’y être contrainte. Et encore, elle prenait soin de les prévenir au plus vite. Dans ce cas précis uniquement, et toujours suffisamment en avance.

Cette rigueur, c’était presque comme un vent glacial. Au début, il se souvenait qu’il avait aimé cela. Il avait même trouvé en cela une forme de stabilité, bien rassurante, comme celle que l’on doit pouvoir trouver dans une vielle maison familiale en y rentrant le soir, en s’asseyant au coin du feu, en y prenant un repas, dans un univers propre, sain, et douillet. Comme on rentre chez soi le soir, après une dure journée de labeur, pour se poser dans un fauteuil douillet.

Cette rigueur là, il l’a trouvait réconfortante.

Au début.

 

Puis il s’en lassa. Comme on se lasse souvent de tout.

Un instant, il alla même jusqu’à la détester, la haïr, presque. Sans raison particulière. Juste parce que ce qu’il avait aimé hier le dérangeait aujourd’hui.

 

Aujourd’hui, elle le faisait sourire, doucement.

 

« Je prendrai bien un café. Stéphane, tu nous fais un café ? »

Le rituel avait du bon.

Un peu comme on construit des fondations, comme on battît sur de la pierre.

Le café permettait un ultime moment de concentration, un instant ou toute l’équipe se trouvait autour de ce rituel.

 

Autour de Laurence, il y avait Carole, qui refusait mes avances, pourtant toujours très polis, depuis près de 2 ans, Florence, qui ne cessait de me faire des avances, pas toujours avec délicatesse, depuis un peu plus d’un an et demi, Matthieu, que j’avais baptisé « le précieux », en référence à son goût prononcé pour la Jet Set, et Marc, le plus jeune d’entre nous, et dont le « coming out » restait à faire.

Une petite équipe de 6 personnes.

Toutes différentes, toutes avec des qualités et des défauts.

Mais, toutes, devenues avec le temps, insupportables.

 

2 années passées dans ce bureau, à entendre les histoires des unes et des autres, à accepter les règles les plus absurdes, les contraintes les plus lourdes, des moqueries bien trop régulières. « Stéphane, toujours pas de petite copine ? », » Eh bien alors, tu n’aimes pas les filles ou ce sont elles qui ne veulent pas de toi ? », « Tu as déjà pensé à t’inscrire dans une agence pour célibataire ? ».

 

C’est vrai que je n’avais pas, comme on dit, un physique de jeune premier, ni même de second de la classe. Mon père boucher m’avait appris à aimer la bonne bouffe comme il disait, mais mon corps, lui, n’avait pas suivi la consigne. Je portais allègrement une bonne dizaine de kilos de trop, et avec le temps, ce surpoids était devenu mon poids de forme. A cela, il fallait ajouter une vue déficiente qui m’obligeait depuis mon plus jeune âge à garder en permanence sur le bout de mon nez des lunettes double foyer qui avaient la particularité de me donner quinzaine bonnes années de plus que mon âge.

 

Certes, je n’étais pas gâté par la nature, mais j’avais su développer un cœur plus gros que mon ventre et une générosité, une écoute, qui m’avait permis de garder, au fil des années, quelques amis.

 

Mais Laurence et ses acolytes n’en avait que faire. Pour elles, j’étais juste un sans grade, sans envergure, et doté d’un physique ingrat. Juste un gros monsieur, dont elles se moquaient à loisir chaque jour, comme pour mieux faire passer la journée. D’ailleurs, plus cette journée était difficile, et plus je devais supporter leurs illusions et leurs sarcasmes.

 

Chaque blague se concluant toujours pas des rires, des sourires entendus, des clins d’œil complices. 2 années à supporter ce qui, au début, ne m’était apparu qu’un jeu, une forme de bizutage, mais avaient rapidement tourné aux brimades. 2 années à rester assis, sans rien dire, sans répondre, sans broncher, à écouter chaque matin ou presque, des blagues, de mauvais goût, dont j’étais la cible perpétuelle, naturelle. 2 années d’un rituel quasi quotidien, d’une parodie. Celle qui consistait à me faire donner le change, à esquisser un sourire entendu et parfois même, afin de faire cesser le plus vite possible cette brimade, à apporter moi-même un peu d’eau à ce moulin : « Que voulez vous, avec mon physique ! », « Comme vous dîtes, ce n’est pas facile chaque jour ! ».

 

« Alors c’est entendu, du café pour tout le monde. Une pleine tasse ».

Je me levais fermement de mon siège et je sortis la cafetière déjà chaude et bien remplie, avant de verser ce délicat breuvage dans les tasses marquées du prénom de chacun de mes collègues.

 

« Hummmmmm ! Excellent ce café ! »

« Stéphane, ce matin, tu t’es surpassé ! »

 

Surpassé ! Mon doux mélange avait très bon goût ce matin en effet. Un petit mélange de ma composition, un peu plu amer qu’à l’accoutumé. Avec un peu de mort au rats, quelques goûtes d’arsenic, et un peu de jus de pépin de pomme, pour donner une saveur particulière. Une recette que j’avais découverte dans un vieil ouvrage à la bibliothèque de mon quartier, ou les empoisonneurs des siècles derniers décryptaient les meilleurs cocktails qui avaient fait leurs preuves.

On ne devrait pas laisser tout et n’importe quoi dans les bibliothèques. On ne connaît jamais assez bien la nature des mains et les intentions de ceux qui feuillètent les pages. 

 

J’avais apporté à chacune d’elle sa tasse quotidienne, et j’étais retourné m’asseoir, comme-ci de rien n’était. Je savais qu’il faudrait peu de temps pour que les effets ne se fassent sentir, pour que les premières douleurs apparaissent et que, irrémédiablement, le froid et la pénombre ne viennent les envahir, l’une après l’autre.

Je savais que la police ne mettrait pas longtemps à comprendre. Je n’étais pas assez expert pour dissimuler ce que n’importe quel médecin légiste découvrirait dès les premières analyses. Mais cela n’avait aucune importance. J’avais eu le temps de me préparer à cette perspective et même si elle ne m réjouissait guère, elle conservait un air de liberté. Parfois, certaines prisons sont bien plus invisibles que l’on ne l’imagine.

 

 

« Totalement surpassé ! Vous verrez, vous ne l’oublierez pas de si tôt ! »

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